Des couleurs et des motifs ; de la géométrie, de l’asymétrie et du mouvement ; de l’humour, de la fantaisie et de l’extravagance : voilà comment décrire le mouvement Memphis. Au croisement de chemins entre le design, l’art et le graphisme, il a été tout autant emblématique que controversé.
On pourrait se croire au Pays des Merveilles face à ces objets fantastiques. Des meubles parfois absurdes et enchanteurs, pourtant fonctionnels et bel et bien utilisables. C’est l’impression qu’on a à première vue du mobilier Style Memphis. Fondé en 1981 à Milan par Ettore Sottsass (1917-2007), ce mouvement a rejeté « le bon goût » de l’époque, a transgressé toute norme établie, et a bouleversé les règles de l’esthétisme. De l’extravagance et de l’excentricité, une explosion de couleurs et de formes, et un rejet du traditionnel lui ont permis de créer une onde de choc et ainsi se libérer des codes du design pour le révolutionnariser.
« Stuck Inside of Mobile with the Memphis Blues Again »
C’est de cette chanson de Bob Dylan qui a été jouée en boucle lors de la première rencontre des fondateurs de ce mouvement artistique qu’ils ont emprunté le nom Memphis. Dans le salon de Sottsass, un soir de décembre ’80, dans la capitale du design italien, un groupe d’amis designers et architectes ont voulu changer le monde, ou tout au moins l’univers du design qui commençait à sérieusement manquer de créativité … et de folie.
Aux côtés de Ettore Sottsass père fondateur, Michele de Lucchi, Matteo Thun, Andrea Branzi, Shiro Kuramata, Martine Bedin, Nathalie Du Pasquier – entre autres comme Alessandro Mendini – ont imaginé un nouveau style qui se détachait du principe de « la forme suit la fonction » trop lisse et sage, pour instituer un courant plus séduisant et expressif. Ils ont voulu rayonner aux couleurs de l’arc-en-ciel, loin des normes de la modernité et du rationalisme, et retisser des liens avec une culture populaire. Leur première collection est lancée dès lors au Salon du Meuble de Milan en 1981.
Ring de boxe Tawayara (1981) en bois, tatami et soie, par Masanori Umeda (collection Memphis Milano). Membres du groupe Memphis
Les principes esthétiques sont clairs – d’ailleurs, ils nous sautent aux yeux. Des formes géométriques assemblées en parfaite asymétrie, des silhouettes extravagantes, des compositions époustouflantes et des motifs kitchs ; les objets se transforment presque en totems ou en personnages même ; la fonction de ces objets est apparente et évidente, on sait à quoi ça sert dès qu’on les regarde. Quant aux couleurs, elles sont éclatantes – surtout des couleurs primaires ; elles s’accordent mélodieusement à travers les associations les plus bizarres et improbables. Pour les matériaux, le chic se mêle au kitsch entre bois, plastique, métal entre autres. On nous immerge dans un univers surréaliste, riche en sensations ; un régal pour les yeux et une joie pour le cœur.
Les figures à la une
Des esprits avant-gardistes au talent ingénieux, dotés d’une forte volonté de changement, ont mené le mouvement avec audace, rébellion et imagination. Ils ont voulu mettre l’accent sur la beauté d’un objet avec sa fonction, créer du désir à travers celui-ci et raconter des histoires ; réunir ainsi l’Homme et l’objet par le lien de la vie – comme le voyait Sottsass.
Les objets les plus connus du Style Memphis sont notamment ceux de Sottsass. Entre la mythique bibliothèque Carlton (1981), les lampes Ashoka ou Tahiti (1981), le buffet en bois Casablanca (1981), les nombreux vases en verre et en cristal, des plats et des sculptures en céramique, des tissus entre foulards et cravates, des miroirs, des meubles, des revues, des compositions graphiques et encore, Sottsass a osé se distinguer et être anticonformiste, il a donné forme à sa vision. Il a fait du design pour « le plaisir d’avoir l’idée » parce que ce design est « une façon de débattre la vie ».
Michele de Lucchi, First Chair (1981)
Ettore Sottsass, Tahiti Lamp (1981)
Les autres vedettes de Memphis ne passent pas inaperçues. Elles sont sensorielles et tout autant délirantes : la lampe Super (1981) comme un jouet à roulette à la forme d’un hérisson de Martine Bedin, le canapé Lido (1982) ou la chaise Riviera (1981) et le fauteuil First (1981) qui ressemble à une planète et ses satellites en orbite de Michele de Lucchi, le canapé Royal (1983) de Nathalie du Pasquier ou ses motifs de tapis flamboyants pour Memphis en 1984, la coiffeuse en bois Plaza (1981) de Michael Graves, la table d’appoint Kyoto (1983) en terrazzo de Shiro Kuramata, le fauteuil Bel Air (1982) de Peter Shire, et le fauteuil Proust (1978) d’Alessandro Mendini qui redéfinit la notion de confort.
La résurgence du mouvement
Dans les nombreux pays et domaines que l’Art Nouveau a touché, des noms et créations sont devenus immortels, reconnaissables universellement. On les contemple au quotidien, à la sortie d’un métro parisien ou lors d’une balade dans les rues de Nancy, Anvers, Vienne, Barcelone, Paris ou New York. Leurs auteurs ne se sont pas réduits à exercer une seule activité mais quelques œuvres sont plus réputées que d’autres.
Memphis n’a pas duré longtemps en tant que courant artistique. Durant ses sept courtes années (de 1981 à 1988), il a présenté des objets qui transcendent la notion du temps pour rester d’actualité à toute époque. Bien qu’il ait hiberné dans cet état dormant pour plusieurs années, il resurgit aujourd’hui avec un fort intérêt.
Des grandes maisons de couture se sont inspirées de ces motifs comme Christian Dior pour sa collection Automne 2011 ; Jean Charles de Castelbajac aussi ; Azzedine Alaia est allé jusqu’à exposer des pièces de Sottsass dans sa galerie parisienne ; Karl Lagerfeld considère que le style « a voulu insuffler une nouvelle vie au mot design ». Des célébrités ne cachent pas leur amour pour ces pièces et en sont collectionneurs : la collection de David Bowie compte plus de cinq meubles.
En 2014, au Musée Delacroix, des vases dessinés par Branzi, Mendini, De Lucchi et Sottsass sont exposés. La maison d’édition Kartell lance « Kartell goes Sottsass. A tribute to Memphis » en 2015, une collection hommage au style italien accompagnée d’une édition d’inédits de Sottsass présentée dans quelques boutiques. En 2017, plusieurs expositions commémorent Memphis et son fondateur en particulier : l’exposition du Studio 5.5 lors des Puces du Design, l’exposition de la Fondation Giorgio Cini à Venise, l’exposition Ettore Sottsass, Rebel and Poet au Musée Vitra en Allemagne, et l’exposition Ettore Sottsass designer du monde, Château de Montsoreau, Musée d’Art Contemporain de Maine-et-Loire. En 2019, l’exposition Memphis – Plastic Field, au Musée des Arts décoratifs de Bordeaux fait parader 160 meubles et objets. Même le géant de l’automobile BMW met en œuvre une édition spéciale de ses voitures avec une peinture et un tissu imprimés de motifs, en collaboration avec Garage Italia Customs en 2017.
D’Days, « Vasi e Fiori », exposition Charles Zana, du 19 au 25 mai 2014
Un style bouillonnant et plein d’énergie, une bouffée d’air frais et de légèreté, un sens d’humour et de positivité, Memphis a ajouté une touche de folie à l’ordinaire et au quotidien. Sans aucune limite créative, sans règles ni normes ni restrictions, sans frontières entre Design et Art, Memphis reste un symbole de liberté et de fantaisie.