Pierre Jeanneret, l'homme de l'ombre

Architecte et designer de premier rang, pilier du style moderne du XXe siècle, auteur de nombreux projets et meubles iconiques de l’histoire de l’architecture, Pierre Jeanneret (1896-1967) a été un innovateur constant. Bien qu’il soit éclipsé par la renommée de son cousin et collaborateur Le Corbusier (1887-1965), son talent reste l’un des plus brillants du XX° siècle.

 

 

Pour une grande partie de sa carrière, Jeanneret a travaillé auprès de Le Corbusier pour réaliser des chefs-d’œuvre qui ont défini un nouveau langage esthétique se basant sur la fonction et la simplicité avant tout. Par des formes géométriques et des lignes strictes, par des matériaux rigides comme l’acier et l’aluminium ou par des uns plus légers comme le bois et la canne, ce créateur a pu concevoir un idéal moderniste sans précédent. Des meubles avec Perriand ou des logements avec Prouvé, son portfolio est vaste et remarquable, mais sa plus grande aventure reste celle qu’il a mené, aux côtés de son cousin Le Corbusier, dans la ville Chandigarh en Inde.

Qui dit Le Corbusier, dit Jeanneret

Pierre Jeanneret, diplômé de l’Ecole des Beaux-Arts de Genève en 1921, rejoint Auguste Perret (1874-1954) dans son atelier à Paris pendant un an, à la suite de quoi, il répond à la proposition de son cousin Le Corbusier de s’associer pour une collaboration fructueuse qui va durer l’essentiel de sa vie. Un parcours de recherches, de projets et de réalisations communes.
De l’atelier de la Rue de Sèvres de Paris, ils lancent leur premier succès : le manifeste « Cinq point vers une architecture nouvelle » est publié en 1926. Dans cet ouvrage, les deux architectes proposent cinq principes fondamentaux sur lesquels reposent la nouvelle architecture moderne qu’ils souhaitent établir : des pilotis, des façades libérées, des fenêtres en bandeau, des libres plans et des toits-terrasses. Ils ne tardent pas à appliquer et mettre en pratique ces principes dès 1928. Ils commencent la construction de la Villa Savoye qui incarne à elle seule,  leurs théories et concrétise leur vision.

Pierre Jeanneret, Le Corbusier et Perriand

Charlotte Perriand (1903-1999) vient enrichir leur équipe en 1927 pour participer à la conception de meubles pour leurs projets. Une complicité immédiate naît entre ces trois créateurs complémentaires, favorisant ainsi la production d’objets avant-gardistes et innovants par leurs formes, leurs matériaux et leur fonctionnalité. Ces créations sont artistiques et confortables – et devenues aujourd’hui iconiques.  Lors du Salon d’Automne en 1929, ils présentent leur collection « d’équipements » qui révolutionne le mobilier des années 20. Les chaises tubulaires et les étagères modulaires en acier – qu’on connait à travers la famille LC, éditée aujourd’hui par Cassina – demeurent une marque déposée.
Jeanneret a épaulé Le Corbusier dans tous ses travaux : il a rationnalisé l’imagination quand il a fallu, il a dessiné des croquis de plans, il a géré le bureau et a coordonné les affaires techniques etc. Il a joué un rôle de support, de créativité et de conseil.  Plusieurs projets les relient comme la Maison La Roche (1925), la Villa Church (1927), le Pavillon Suisse (1930), ou encore la Cité Radieuse de Marseille (1947).
Ce n’est qu’en 1940 que Jeanneret décide de se séparer de son partenaire et cousin, pour travailler en solo, entamant ainsi de nombreuses autres collaborations, avant que le duo ne soit rassemblé de nouveau en 1951 pour un projet historique, celui de la ville Chandigarh.

Jeanneret-le-Corbusier

Pierre Jeanneret et Le Corbusier au Lac Sukhna en Inde            © Suresh Kumar
Fonds Pierre Jeanneret, Collection Centre Canadien d’Architecture – Don de Jacqueline Jeanneret

Pierre Jeanneret loin de l’ombre

Dès 1936, Pierre Jeanneret alterne déjà les projets, seul. Avec Perriand, il produit des meubles pour le bureau du ministre de l’Agriculture (1936) et édifie le Refuge Bivouac (1937) dans les Alpes. En 1940, il part à Grenoble dans le but de poursuivre ses recherches sur les bâtiments provisoires destinés aux refugiés de la guerre, avec le Bureau Central de Construction. A l’aide de Jean Prouvé (1901-1984), il livre des logements provisoires de qualité, assez confortables et qui démontrent une grande habileté et vision.  Parallèlement – et contrairement à son cousin – il s’engage auprès de la Résistance Française, à livrer des messages cachés dans le guidon de son vélo démontable, comme le raconte Perriand. Un aspect de sa vie qu’il gardera toujours pour lui. De retour à Paris en 1944, il envisage des projets pour des écoles, des appartements et des maisons comme l’Ecole Technique à Béziers (1949) qui est maintenant classée monument historique par l’UNESCO.

Quant au mobilier, la chaise Model 92 Scissors (1948), éditée par Knoll jusqu’en 1966, fut l’une de ses premières créations à être célébrées. Une silhouette amusante et décontractée, les pieds de la chaise en bois ressemblent à des ciseaux – d’où son nom – et sont reliés au dos par un rivet circulaire ; une allure agréable et accueillante, des coussins rembourrés viennent se poser sur la structure pour un maximum de confort. Il a pu combiner les formes strictes et durs du siège avec la chaleur naturelle des matériaux.

Le projet d’une vie ultime, Chandigarh

L’aventure commence lorsqu’en 1947, le premier ministre indien fait appel à Le Corbusier pour construire la nouvelle capitale du Punjab indien, Chandigarh, modèle d’une ville extrêmement moderne. Ce dernier y voit dans cette proposition l’opportunité de réaliser son rêve de bâtir une ville entière sur ses théories architecturales et demande à Jeanneret de l’y rejoindre.
Pendant les quinze années suivantes, ce duo développe la ville : des édifices publics – logements, écoles, bibliothèques, centres culturels, hôpitaux, administrations – des maisons privées, des commerces, le campus de l’Université de Punjab et l’auditorium Gandhi Bhawan. Ils se sont servis des matériaux disponibles sur place pour limiter le budget comme le béton et le teck, et ont profité des expertises et savoir-faire des artisans indiens.  

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Résidence de Jeanneret à Chandigarh – © Paul Clemence

Le Corbusier s’éloigne du projet à mi-chemin et le confie entièrement à son cousin : le plus important ouvrage – surtout au niveau du mobilier – de Pierre Jeanneret (et qui lui vaut l’essentiel de sa renommée actuelle), voit le jour.
Influencé par la culture indienne, il applique ses règles du modernisme dans les constructions et les mêlent aux traditions du pays. Pour les meubles, il assouplit les formes géométriques par l’emploi des matériaux naturels (bois, bambou, teck, palissandre). En résulte un mobilier exotique, pratique et puissant qui s’intègre harmonieusement à son environnement. Ces créations se caractérisent par leur légèreté, les formes en Z et V des piètements, les rangements des tables et bureaux, et les assises en bandes de tissu et les dossiers inclinables en corde des chaises.
Jeanneret passera le reste de sa vie à Punjab où il devient le principal de l’école d’architecture de Chandigarh et architecte consultant en planification pour l’Etat. Il rentrera finalement à Genève en 1965, affaibli par la maladie.

La ville de Chandigarh est désormais témoin de l’héritage moderniste de ce visionnaire. Bien que ses œuvres n’aient longtemps pas été reconnues et valorisées là-bas, cette expérience lui a appris l’estime de soi. De nombreuses années plus tard, une reconnaissance internationale s’est imposée, poussée habilement peut-être par la spéculation orchestrée de certains marchands de design.
Aujourd’hui, Cassina est l’éditeur de ses pièces sous la collection Hommage à Pierre Jeanneret; elle lui a rendu hommage par la réédition de ses œuvres rares en 2019.

photo de couverture de l’article  © – Fonds Pierre Jeanneret – Collection Centre Canadien d’Architecture – Don de Jacqueline Jeanneret

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